Helen Keller
Episode 1 : Comment j'ai rejoint le Club Doyen
Les faits commencent en mai 2010, à Hermeville, petite bourgade de cinq cents habitants, à quinze kilomètre du Havre, en Normandie.
Hermeville, c'est typiquement le village du paysan qu'on voit dans Groland Magzine : un bar PMU, un boulanger, un petit vieux toujours assis sur le même banc sans qu'on sache pourquoi...et surtout un club de foot : l'US Hermeville. A l'époque, l'USH jouait en 2e division de district. Son joueur star, Laurent Migneron, charcutier de profession, avait alors décidé de raccrocher les crampons, à 34 ans. Mais il n'a pas arrêté de cotoyer le terrain pour autant et, ayant conquis le public hermevillois avec ses nombreux buts et son capitanat, il est nommé entraîneur de l'US Hermeville, pour le plus grand bonheur du président du club ( Qui est aussi maire d'Hermeville ).
Cette nomination était aussi une immense joie pour Laurent Migneron lui-même, qui doit tout au football : il s'est fait des amis dans les vestiaires, il a rencontré sa future femme dans les tribunes, il s'est fait une réputation sur le terrain... Le foot lui a aussi enseigné, très jeune, les valeurs du respect et du contrôle de soi, de la générosité, de l'humilité et la modestie... Au fil des années, le foot avait contribué à faire de Laurent Migneron un héros de la vie quotidienne, et une fierté pour son petit village seino-marin.
Et vous en voulez une bien bonne ? Le truc c'est que Laurent, c'est mon grand frère. Et là où Laurent avait toutes les qualités, moi, le petit frère, j'ai encaissé tout ce qu'il y avait de négatif, j'étais vraiment la sous-merde de la famille. Tout le monde aimait Laurent Migneron, mais tout le monde méprisait Stéphane Migneron, c'est-à-dire moi. Là où mon frère, milieu offensif expérimenté, marquait des buts par lot de 2 ou 3, moi, Stéphane, le libéro gauche de 27 ans, je touchais deux ballons par match. Et encore, c'est sans compter les fois où je devais les ramasser au fond des filets, car notre gardien était trop con pour arrêter les balles. Au sein du même club, il y avait le fils spirituel de Zidane, et celui d'une olive noire dénoyautée. Des fois j'avais l'impression que la Nature choisissait ses boucs émissaires au pif pour leur en mettre vraiment plein la gueule sans que ça soit de leur faute. La Nature est un peu une connasse, oui.
Moi, Stéphane Migneron.
Tous les soirs, je retournais à pied dans ma baraque à moitié insalubre à la sortie du village, j'allumais la télé pour regarder Dechavanne faire le con sur la 1, et je m'endormais sur mon canapé en toile couleur diarrhée effilochée, tout seul. Je m'étais transformé, aux yeux de tous, en fantôme : invisible, transparent, inutile, monstrueux... "Tout mais pas l'indifférence" chantait Goldman. Indifférent, c'est exactement ça. J'aurais pu crever que mon propre frère n'en aurait jamais été attristé ; on n'aurait même pas pu mettre un compliment sur ma tombe, comme on le fait toujours. De toute façon, on voulait me refourguer tout ce qu'il y avait de plus pourri sur Terre. Juin 2010, mai 2011 : une période de ma triste existence à oublier.
Et pourtant, en moins de dix minutes, ma vie a pris un tournant radical. Tout s'est joué sur un coup de dés. Un matin de mai 2011, après une année presque entière de non-vie, un jeune du village casse ma boite aux lettres en envoyant un ballon de foot dedans. Super. Je regarde l'étendu des dégâts et remarque une lettre qui ne ressemble en rien à une facture, ni à une lettre d'amis ( Je n'avais presque plus d'amis de toute façon ). Estampillée avec un logo du Havre Athletic Club, martelée du sigle rouge "IMPORTANT", telle était la lettre que je trouvai dans ma boite défoncée. La lettre était adressée à Stephane Migneron. J'ai dû relire plusieurs fois le nom avant de réaliser. Oui, Stephane. MOI. Quelqu'un qui me connait et qui m'envoie une lettre !
Je croyais au début à une mauvaise blague mais non, la lettre était bien officielle. Je n'ai pas lu tout son contenu mais en gros, il fallait que je me rende à Saint-Laurent-de-Brévedent, au centre technique du Havre Athletic Club, pour un rendez-vous important, dont l'existence même devait rester la plus discrète possible. Je n'ai donc prévenu personne. Après tout, tout le monde s'en branlait de ma vie.
Le jour J, le 28 juin 2011. J'arrivai au petit terrain humidifié par la rosée du matin, au milieu du bosquet qui environne Saint-Laurent. Le beau temps, si rare en terre Normande, avait même décidé de se montrer, comme un signe annonciateur. Deux hommes, en costume noir très clean, avec le logo du HAC sur le téton gauche, m’accueillirent sur le parking de graviers où j'ai pu garer ma Renault 11 noire de 1997. Le centre technique ressemblait vraiment à un terrain de club de DH, avec un parking quasiment adjacent à la ligne de touche et une entrée goudronnée infestée de nids de poules, délimitée par des barrières en bois. Seul le bâtiment principal, au style très moderne, donnait de la prestance à ce terrain perdu au milieu de la cambrousse.
Les deux hommes sur le parking : à gauche Patrice, à droite Alain
- C'est vous...euh...l'entraîneur de l'US Hermeville ?
Ha d'accord, super. Une erreur sur la personne. Rien que cette phrase, et j'avais compris que même eux s'en battaient les couilles de moi. Y'en avait vraiment que pour cet enfoiré de Laurent Migneron. Intérieurement, je devais, à ce moment précis, être l'homme le plus vexé de la galaxie. Tous mes espoirs et toute ma joie accumulés se sont effondrés en une fraction de seconde. Mais d'accord, si on décide de jouer à ça, alors on joue à ça...j'ai eu un sursaut d'orgueil et j'ai décidé de montrer qu'entre mes jambes, c'est pas des couilles mais des boules de pétanque. Je ne pouvais pas me laisser me faire enculer aux quatre coins de la région, tout ça parce c'est moi le petit frère ingrat de la famille.
- Oui, ai-je répondu, d'un ton très assuré.
- Parfait ! Je me présente, Patrice Monteilh, je serais votre adjoint.
- Mon adjoint ? ai-je dit d'un air étonné.
- Oui. Vous n'avez pas lu la lettre ? L'entraîneur actuel du HAC, Cédric Daury, est sur le point de virer d'ici. Il est devenu très impopulaire et les résultats ne suivent pas. Alors il nous fallait un homme qui soit à la fois bon entraîneur, et très aimé, pour que le club remonte la pente. On fait donc appel à la personne dont on n'entend que du bien depuis plusieurs jours, c'est à dire vous...Laurent Migneron...
- Non, disais-je en faisant semblant de rire, moi c'est Stephane Migneron. Laurent, c'est le petit con qui joue en défense dans la réserve !
- J'en ai entendu parler, rigola le deuxième homme. Quel con ce type ! Il pourrait se prendre un rouge que son équipe ne verrait pas la différence !
J'ai feint de rire en serrant très fort les dents. Puis j'ai très vite repris.
- Et vous ? Quel est votre nom ?
- Alain Cavéglia, ancien recruteur devenu manager général. Je suis, si vous voulez, le bras droit de Louvel ( Le président du club ). Pour tout conseil au niveau administratif, n'hésitez pas à passer par moi. J'en ai pistonné plus d'un vous savez !
- Donc...je suis élu entraîneur là ? Comme ça ? Sans raison ? m'étonnai-je, une fois de plus.
- Ha non ! interrompit Patrice. Déjà, on vous sélectionné pour votre réputation, mais ne prenez pas ça pour acquis. Vous allez entraîner le club par intérim, pendant les quelques matches amicaux de pré-saison. Si on vous aime bien, on vous garde. Sinon, on vous refourgue au FC Rouen.
- D'ailleurs, reprend Alain, vous avez un match le 4 juillet, c'est à dire dans une semaine...
- Hé mais attendez...
- Vous rencontrerez les joueurs ce soir, aux vestiaires, m'ordonna Alain. Demain, le staff technique pour régler les formalités de votre venue. Après-demain, vous vous entendrez avec la Banque Populaire qui nous réclame l'argent d'un emprunt qui date de 2005...
- Mais je...
- Alain, laisse-le tranquille, broncha Patrice, presque en me rassurant. Chaque chose en son temps. On va voir ce qu'il donne sur le terrain d'abord. En attendant, vous, Stephane, allez nous signer un petit contrat assurant votre présence ici pour les deux prochaines semaines. Un CDD en quelque sorte.
Je commençais à me sentir vainqueur dans cette histoire. Le HAC, club professionnel de Ligue 2, met son destin entre mes mains, au lieu de celles de mon frère. Et si j'allais prendre enfin ma revanche sur toutes ces années dans l'ombre ? Et si j'allais enfin devenir le héros que j'avais toujours rêvé d'être ? Et si on allait enfin me considérer comme l'homme libre que je suis ?
Ma vie devenait peu à peu l'aventure audacieuse qu'elle se devait d'être. Peu à peu chez moi naissait une notion dont j'avais oublié le sens même : l'ESPOIR.
Mais tout cela, c'était sans compter sur les évènements qui ont suivi mon arrivée, et qui m'ont compliqué la tâche...