[centrer]Episode 15[/centrer]
Réveillé par le bruit lointain d’un singe hurleur, j’ouvris les yeux. Le soleil perçait déjà à travers les murs de la cabane. Je m’extrayais de mon hamac et de sa moustiquaire le plus discrètement possible, histoire de ne pas réveiller le groupe de touristes qui dormait à mes côtés, je mis mes chaussures de rando pour traverser sans encombre la pelouse boueuse, et je me dirigeais vers le carbet principal. Lulu, le maître des lieux, était déjà là , devant la télé diffusant un film d’actions aux effets spéciaux en carton, en train de siroter une bouteille de rhum. Un bien drôle de personnages, ce Lulu, une véritable rock-star locale. Bien rares sont ceux qui l’ont déjà vu boire autre chose que de l’alcool, pourtant, malgré ses 60 ans, il tient la forme au point de faire la fête avec ses clients jusqu’au bout de la nuit, ce qui ne l’empêche pas d’être un excellent cuisinier et d’avoir un goût pour les chanteurs de variété française, en témoigne la célèbre photo Brel-Brassens-Ferré affichée en grand format à côté de la télé.
-Salut Romain. Un ti-punch ?
-Non merci. Vu le mal de tête que j’ai, j’en ai trop bu hier soir.
-Justement, y’a rien de mieux qu’un petit apéro pour faire passer le mal de tête.
-Un apéro ? Mais quelle heure il est ?
-Pas loin de 11 heures.
-La vache ! On en a pas un peut trop fait cette nuit?
-On en fait jamais trop...Bon, quels sont les plans pour aujourd’hui ?
-Vu comme c’est parti, je vais rester jusqu’au repas…puis je vais aller aux Monts-la-Fumée cet après-midi.
Deux apéros plus tard, me voilà parti. Saül, charmant petit village en pleine forêt situé au milieu de la Guyane, accessible uniquement par avion, avec ses chemins en boue, son église à deux clochers, et ses sentiers de randonnée. Chaque année, je viens y passer quelques jours à la fin de l’été, juste avant la reprise de l’entraînement, histoire de prendre un peu de temps pour moi dans ce havre de calme, just me, myself & I, sans même Chloé. Le calme avant la tempête qu’est la saison qui arrive. Après nos performances de la saison dernière, on est attendu au tournant, et la peur d’un éventuel échec m’a fait passer quelques mauvaises nuits récemment.
Ici, je découvre ce qu’est la liberté : pouvoir vivre avec rien, au milieu de nulle part, et n’avoir de comptes à rendre à personne. Le foot, le travail, la saison qui arrive...laissons ces préoccupations loin d’ici le temps de quelques jours. Ici, je suis tranquille, il n’y a presque pas de réseau et d’internet. J’ai perdu tous mes repères pour mieux me recentrer, me retrouver, et je regrette presque d’avoir trop d’attaches avec la civilisation pour ne pas venir ici me construire une cabane et y couler de paisibles jours.
Après avoir traversé le village pour grimper jusqu’au cimetière, je suis arrivé au hameau hmong. Je suis passé devant ce qui est, selon certaines sources peu fiables, le plus grand bambou du monde, et je me suis engagé sur l’étroit sentier coupant à travers la jungle. C’est pas du tout prudent de se promener seul dans la jungle, mais après tout, qu’est-ce que je risque ? Un peu d’imprudence n’a jamais tué personne. Les dangers de la forêt, c’est des légendes pour touristes.
Les heures suivantes ne furent que plaisir. Mes yeux naviguaient d’un arbre à l’autre. Tous valaient le coup d’œil. Toute cette faune, c’est impressionnant. Et par-dessus cette vision, les bruits de la forêt me rappellent que je ne suis pas seul, entre les oiseaux, les serpents, les grenouilles venimeuses, et que sais-je encore. J’arrivais finalement au plus bel endroit de la balade : le point de vue sur la forêt, recouverte par cette fameuse brume à laquelle les Monts-la-Fumée doivent leur nom.
Je crois que je pourrais rester des heures à méditer devant ce paysage.
Soudain, une douleur au pied droit me fit quitter mes pensées. Je baissais les yeux. Un serpent ! Un putain de serpent est en train de me mordre le pied ! Ni une ni deux, affolé, je me saisis de ma machette et le découpe en deux. Aussi vite que possible, j’enlève ma chaussure. Ce con a réussi à la transpercer, laissant deux points sanglants sur mon pied droit. C’est bien la première fois qu’un serpent me mord, et pourtant, c’est pas faute d’en avoir croisé. D’ailleurs, c’est quel serpent ? Je me tournais vers son cadavre coupé en deux. La bestiole devait faire bien 1,5 mètres. Et là , j’espère vraiment que la panique altère mes sens, car si j’en crois ce que je vois, c’est un grage, dont la morsure est mortelle en cinq heures. Je suis dans la merde. Pour revenir au village, c’est trois heures de marche. Mon seul espoir serait d’attraper l’avion pour Cayenne, et je pourrais peut-être espérer arriver in-extremis à l’hôpital. Oui mais le temps que j’arrive au village, j’aurais loupé l’avion. A moins d’y aller en courant, mais le fait de bouger va permettre au venin de se répandre beaucoup plus rapidement. Évidemment, je n’ai pas de portable sur moi, et de toute façon, il n’y a pas de réseau ici. Non, vraiment, je suis dans la merde. Il me reste quoi à faire, maintenant ? M’allonger par terre et gentiment attendre que la mort vienne me chercher ?
Je vais mourir. Je suis en train de comprendre que je vais mourir, pour la première fois de ma vie. Non, ça ne peut pas se finir comme ça. Pas maintenant, pas ici, dans l’indifférence la plus totale. La panique m’envahit. Je ne sais pas quoi faire. Il n’y a pas d’issue, je vais mourir, que je le veuille ou non. A moins que...si je cours jusqu’au village, peut-être que...tant pis pour le venin, c’est ma seule chance. Sans plus réfléchir, je laissais ma gourde sur place et me lançais dans un sprint en direction du village. Si ma vie doit se jouer sur un footing, qu’il en soit ainsi.
Pendant plus d’une heure, j’ai couru comme un dingue, la tête emplie d’un méli-mélo de pensées diverses sur ce que j’avais fait de ma vie et sur ma mort à venir. Déjà , je me prenais à imaginer ce qu’il y avait après. J’étais en panique, pourtant, par moment, je ressentais un profond soulagement, une sorte de libération à l’idée de ma mort prochaine. Finie la vie, je vais pouvoir profiter du repos éternel.
Je ne regrette rien de ce que j’ai fait, mais j’aurais aimé pouvoir dire adieu à Chloé, pouvoir lui parler une dernière fois. Cette fille est un cadeau, probablement la meilleure chose qui me soit arrivée.
Fini également le foot. Je ne verrais plus jamais mes joueurs, ni ce cher Mr Lapazette, je n’aurais plus jamais le bonheur de lever les bras aux trois coups de sifflet. Je ne sentirai plus jamais l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, brûlée par la soleil ou arrosée par la pluie, je ne sentirai plus la tension avant un match important, je ne partagerai plus le soda de la victoire avec les joueurs.
Je ne taperai plus jamais dans un ballon, je ne reverrai plus jamais mes parents, mon village, la maison de mon enfance. Je vais mourir loin de chez moi.
J’aurais aimé plus profiter de ces petits bonheurs que je n’ai pas remarqué, une soirée avec Chloé, le compliment d’un supporter après un match, un bon repas dans un restaurant de plage, une rencontre fortuite avec une vieille connaissance, le chant d’un papayou en forêt. Plus rien ne sera comme avant.
Mes pensées sont de moins en moins claires, ma vision s’obscurcit, mes jambes deviennent cotonneuses, ma tête se met à tourner, et j’ai un goût de sang dans la gorge. Courage, j’y suis presque.
Il y a des fois ou la volonté ne suffit pas, et quand je me suis laissé tomber par terre, après un bon moment à me demander si mes jambes tremblantes parviendraient à me faire repartir, j’ai su que c’était la fin. Je ne me tiendrai plus jamais debout. Je ne verrai plus jamais clair. Je ne parlerais plus jamais à qui que ce soit. Je profitais tant que je le pus des dernières secondes au cours desquelles mes yeux fonctionnèrent encore. L’obscurité laissa place au bruit. Au loin, j’entendis une voix d’homme. Je n’arrivais plus à parler, encore moins à crier. Je ne parvenais plus à construire une pensée, mais j’étais encore totalement conscient. La voix se rapprocha autant que mon ouïe s’éteignit à son tour. Ma vie défila devant mes yeux éteints, et me revinrent des souvenirs de mon enfance, des Noël en famille, le foot, les matchs à Gabriel-Montpied, les soirées devant la télé avec mon grand-père, mon arrivée en Guyane, mon permis, mon bac, ma première fois, mes études, mes équipes, Chloé.
Et soudain, le silence.
Assourdissant.
Définitif.
FIN?